Christine Brotons
Éclats De Mémoire
et
Textes sans cervelle
(Production personnelle)
ÇA MARCHE ÇA COURT ÇA VOLE C’EST BEAU C’EST UNE FEMME IMMENSE
QUI GUETTE UN PASSAGE DE MÉTÉORITES
PLANÈTES
MORCEAUX DE VIEILLES EXISTENCES PERDUES DANS LE GRAND CIEL
SOUVENIR
OBSESSION DE L’ENFANCE LAISSÉE À LA PORTE
ELLE HABITE CET ESPACE DU TEMPS OÙ L’ÂME DU LOUP ET CELLE DE LA FEMME SE RENCONTRENT
ELLE VIT OÙ COULE LA RIVIÈRE SOUS LA RIVIÈRE
SON CHEMIN EST PARSEMÉ DE CAILLOUX
DANS CHACUN DE CES CAILLOUX GÎT UN PETIT BOUT D’ELLE
ÉCLATS DE MÉMOIRE
SAINT ÉPHÉMÈRE, à toi qui m'accompagne depuis toujours,
J’offre
_ mes rides toutes neuves
_ l’image de mon petit garçon à l’âge d’un an et demi, doudou et pouce vissés dans la bouche, pleurant, debout sur une table en été
_ l’inexpérience de mes vingt ans
_ ma curiosité de tout, de tous et ma terreur du monde ; cette curiosité, malsaine parfois
_ un peu de ces nuits blanches passées à danser boire rire fumer avec les gens qu’on aime
_ de certaines de l’adolescence aussi, aidées par des litres de café pour les sensations procurées par la fatigue le lendemain
au lycée ; alors que le sommeil me terrassait vers les six heures du matin et que ma mère me sonnait une heure après avec cette sonnerie effroyable
_ le cauchemar de cette sonnerie qui me donnait tôt le matin des envies de meurtre
Je t’offre
_ ma longue innocence tant a duré mon ignorance et l’ineptie de mes amours adolescentes
Je t’offre
_ des baisers sans fin plus tard la nuit sous les arbres le long de la rivière et un peu plus parfois sur le siège arrière des voitures
Je t’offre
_ mes fards rougissants de jeune fille timide toujours prête à douter de sa propre existence
terrorisée à chaque tentative de prise de parole
_ un désir de tuer
de se tuer
et pour finir, ne parvenir qu’à se faire très mal
_ la rage pendant si longtemps de n’être que ce que j’étais
_ le désespoir d’être issue de ce monde-là et d’en faire partie
_ l’humiliation quotidienne et banalisée à l’intérieur de la famille
_ les larmes d’un petit corps de neuf ans dans un dortoir de quarante lits chaque nuit des deux années que cela a duré
ses larmes à la cantine, dans la salle de classe, la chapelle ou la cour de récréation, des torrents de larmes au téléphone quand parfois Elle l’appelait
_ un peu de cette colère qui m’a habitée si longtemps dont je n’aurais su la plupart du temps dire de quoi elle se nourrissait
_ un état d’ivresse agressif et un accident de voiture
une voiture toute neuve offerte par mes parents qui a terminé sa courte existence à la casse
_ je t’offre un paysage de neige d’une beauté à couper le souffle des gerçures et des doigts gelés et la sensation que plus rien jamais ne sera capable de me réchauffer
_ je t’offre une image sainte donnée par une vieille bonne soeur ronde et toute petite et sa mort peu de temps après
une violette séchée aussi ou … était-ce un trèfle à quatre feuilles contenu dans ce missel
_ la première fois que j’ai vu les Dix Commandement à dix ans aux Oiseaux et le goût des miracles qui m’en est resté
_ le corps de ma grand-mère allongé dans la mort
_ un caprice fait au pire du cauchemar en transit à l’aéroport de Bordeaux entre l’Algérie et Grenoble
_ mes cicatrices sur le bras et le poignet gauche
_ mes premiers éblouissements sur un plateau de théâtre et malgré la panique et les gouffres la certitude d’être à la bonne place
_ un menton râpé de trop d’embrassements amoureux
_ le goût acide des petits cornichons achetés au marché à six ans avec l’argent de la quête au retour de la messe
_ une aventure de princesse et de chevalier dans les balles de farine et un de ces baisers, lèvres rentrées, échangés avec Marie-Antoinette que j’avais sauvée du Baron Noir
le trouble de ces baisers sur ses lèvres gercées quand elle oubliait de les rentrer
_ l’image du grand arabe dans sa djellaba blanche qui me vendait les petits cornets de cornichons sur la place d’Hammam bou Adjar
_ le goût de la calentica des nèfles et des jujubes
des figues de barbarie aussi en Espagne qu’on cueillait avec mille précautions les gants, les seaux, les pinces de roseau fabriquées sur place par ma mère pour échapper aux milliers d’aiguilles, une expédition
le goût des figues fraîches cueillies à l’arbre au milieu des caillasses
_ cette fille méchante avec qui je me bats, sa robe bleue déchirée de l’encolure à la taille, le plaisir que ça me procure, le scandale de sa mère au magasin exigeant que ma mère rembourse la robe
_ cette autre qui se dit communiste, qui me crache dessus dans la cour de récréation à Oran en me traitant de colon, nous avons sept ans toutes les deux
_ mon ignorance des choses de l’amour la honte et la souillure attachées à elles, la tentation d’aller frayer tout près du point de rupture au risque de se casser en mille morceaux
_ la vision de cette petite fille toute seule au milieu de la cour d’école en début d’année en France après l’appel pour la répartition des classes parce qu’elle n’a pas compris son nom ... à partir de cet instant elle n’aura de cesse de rectifier l’orthographe ou la prononciation du nom que son père lui a légué ; elle a huit ans et en tous cas sur ce chapitre, l’aversion de l’à peu près ; c’est là aussi qu’elle apprend qu’elle ne parle pas tout à fait la même langue que les autres, que son accent la rend vulnérable parce que différente elle va s’appliquer à parler de telle façon qu’elle finira très vite par se fondre dans le paysage
_ la façon qu’il a parfois de me regarder
_ l’énorme rocher devant la boulangerie qui bouche le paysage empêche le soleil d’accéder jusqu’à la maison
_ la douceur de cette pluie fine sur mon visage qui dilue goutte à goutte l’encre de mes mots sur le papier
_ un peu de l’éclat des nuits que je passe avec lui de cet amour solaire tout neuf et sans avenir qui me bouleverse
_ les deux petites rides qui se creusent quand il sourit
_ l’amour désespéré et tyrannique d’une fillette pour sa mère et l’incapacité de celle-ci à y répondre
_ le sentiment très tôt d’être indésirable partout tout le temps
_ le vol d’une pièce de cinq francs elle a cinq ou six ans elle vole aussi le soir elle vole dans la caisse du magasin la nuit. Les cinq francs c’est à l’école elle est confondue facilement la maîtresse fait ouvrir tous les pupitres opprobre général et mise au banc pour quelques temps de la société enfantine elle a peur mais elle ne peut pas s’en empêcher le frisson de plaisir est plus fort que tout je ne me souviens pas de ce qu’elle fait de cet argent
_ beaucoup plus tard sa grand-mère est devenue folle elle a dix-huit ans elle profite de la maladie de sa grand-mère pour se glisser dans sa chambre et faire le mur par sa fenêtre qui est au premier étage _ une nuit alors qu’elle revient d’une de ces équipées avec ces hommes plus âgés qu’elle la porte-fenêtre est fermée elle reste longtemps à tapoter contre la vitre à appeler tout doucement pour éviter de réveiller sa mère qui dort dans la chambre à côté _ la vieille femme finit par se lever soudain elle est devant la vitre hagarde _ elle, continue de l’appeler de lui parler de la supplier d’ouvrir et c’est ce que la grand-mère folle fait au bout d’un temps infini _ la honte de ce regard perdu qu’elle porte encore en elle
_ un jour que ses parents ne sont pas rentrés que la maison est fermée elle se fait pipi dessus assise dans les escaliers
_ à deux ans elle a des crises à la moindre contrariété elle s’évanouit manque de calcium ; ça dure six mois un an on ne peut rien lui refuser on ne peut pas la corriger la moindre émotion lui fait perdre connaissance un jour son frère et son cousin font une bataille de polochons elle s’en mêle veut jouer prend un coup et tombe évanouie le frère et le cousin sont punis elle fait tout pour que sa mère s’intéresse à elle la regarde la prenne dans ses bras mais la maladie passe
_ la grand-mère perd la tête après avoir perdu tout le reste elle ne sort plus de la maison depuis que nous nous sommes installés ici elle ne parle pas français a peur qu’on se moque d’elle elle passe ses journées derrière la fenêtre ; un matin elle descend au magasin en criant les quelques clients qui se trouvent là sont médusés elle est en chemise et sa culotte est pleine de pisse ma mère est obligée de mettre une barrière entre la cuisine et le magasin et comme elle ne peut pas s’occuper d’elle on place ma grand-mère à l’hôpital à Lyon dans lequel travaille une autre de ses filles ; quand on va la voir elle ne reconnaît personne
_ mon père va au café une fois on l’insulte il ne remet plus jamais les pieds dans aucun café
_ ma mère se fait cureter à vif par le chirurgien qui accepte de l’avorter et qui touche beaucoup d’argent comme à chaque opération interdite par la loi malgré ça c’est un homme qui a de la morale il ne l’endort pas il fait ça pour lui faire passer l’envie de recommencer ; ma mère n’a plus de maison plus de ressources des enfants et sa propre mère à charge mon père n’est pas encore rentré d’Algérie mais ce n’est pas assez il faut encore la punir maintenant elle réfléchira peut-être à deux fois avant d'écarter les jambes _ beaucoup des femmes de ma famille s’appellent Dolores douleurs _ quand ils ont eu un chien mes parents lui ont donné le nom de cet homme
Saint Éphémère je t’offre
_ l’odeur ignoble de la terreur de ces trois jours passés à l’aéroport en attendant un avion avec en toile de fond les gémissements de familles entières beaucoup de vieux de femmes d’enfants perdus dans un océan de bagages et de sacs plastiques les vociférations des militaires et le bruit des barres de fer sur le grillage pour nous écarter de l’entrée des pistes les pleurs silencieux de ma grand-mère au milieu du chaos
_ l’instant où j’ai vu mon fils pour la première fois quelques heures après sa naissance le coeur fondu d’amour l’odeur de gitane du chirurgien qui passe près de moi au moment de l’anesthésie
_ le grincement d’une porte la nuit qui met tous les sens en éveil
_ les coups de frein de mon père dans sa DS verte qui me font valdinguer par terre horreur de sa façon de conduire sa DS verte flambant neuve qui me donne des envies de vomir
_ les voyages pour l’Espagne la nuit chaque vacances d’été, interminables
_ l’odeur du pain la chaleur du four la nuit quand tout est silencieux et noir dans le village
_ le bruit de la rivière le Furon qui coule à côté de la maison
_ je t’offre la poésie de ma mère qui a entendu dire par la sienne qu’une femme qui porte le mauvais oeil peut faire faner une fleur dans son vase juste en la regardant
et en riant elle dit quand vous étiez petits je vous mettais vos tricots à l’envers comme ça si une malfaisante essayait d’envoyer le mauvais oeil le sort se retournait contre elle
ma mère et sa panoplie de superstitions … elle en riait mais s’y conformait
Ne balaye pas le dimanche ça fait fuir l’argent de la maison
_ Gloria Lasso qui chante Mon histoire c’est l’histoire d’un amour les Platters avec Only you Tout l’amour que j’ai pour toi de Dario Moreno Dalida et Bambino Paul Anka et sa Diana prononcé Daïana, quelques 45 tours réchappés de la tourmente
_ une valse ou un tango mon père et ma mère qui quittent le monde s’envolent dès qu’ils sont sur une piste de danse leur concentration leur application à l’écoute de l’autre c’est comme ça qu’ils se sont trouvés aimés elle a dû tomber amoureuse de lui comme ça
_ la voix aigrelette de ma mère quand elle se met à chanter mon père imitant Fernandel à la fin d’un repas sa capacité à faire l’idiot à vouloir rire faire rire
avant-dernier d’une fratrie de beaucoup de garçons c’est à celui qui fera la bêtise la plus grosse
_ le bruit de la gifle que mon père donne à mon frère quand je traverse la porte vitrée le gras de mon bras dans la serviette pleine de sang des bouts de gras accrochés encore à la vitre les bouts de verre qui craquent sous les pieds
_ celle que ma mère me balance qui manque de me faire tomber par terre alors que je reviens d’une boom à quinze ans et que j’ai encore en moi le trouble des premiers enlacements
_ la pluie couchée des balles qui fauchent mon cousin dans un café en Algérie et cette phrase qui me marque pour toujours la balle quand elle rentre elle fait un tout petit trou on ne voit rien mais quand elle ressort elle explose tout je vois mon cousin couché au milieu des tables de bar rien n’indique qu’il a été touché c’est quand on le retourne que le cratère dans son dos est visible comme une grosse fleur éclatée rouge il a dix-neuf ans c’est une balle perdue une balle qui ne retrouvait pas son chemin est entrée dans son corps et l’a pulvérisé elle aurait pu se perdre partout ailleurs ne rien traverser que l’espace et se ficher dans le mur mais non son corps à lui était sur sa route à elle
_ l’hystérie de ma mère ses cris pour nous faire venir sous la table à chaque bruit de fusillade les mots balle perdue qu’elle mâchonne constamment pendant qu’elle nous serre à nous étouffer de façon compulsive
_ la brûlure de la gifle sur la joue mêlée au trouble à la vague honte aussi du premier baiser échangé quelques heures auparavant
_ pendant longtemps j’ai honte de mes parents je ne veux les présenter à personne
_ la honte que j’ai maintenant de cette honte qui me brûle encore les joues
_ elle vole plus tard aussi dans un grand magasin à Strasbourg des gants se fait coincer les gendarmes la raccompagnent chez elle elle a vingt-cinq ans heureusement lui n’est pas encore rentré
_ les petites souris dans ce vieil appartement
_ une fois elle se fait avorter ne comprend pas n’a fait l’amour qu’une seule fois avec lui et encore sans envie elle n’a plus aucun désir pour lui depuis longtemps d’ailleurs ils doivent se séparer bientôt c’est prévu pour la fin du mois normalement tout est réglé il l’a usée avec son exclusivité l’a séparée de tous ceux qu’elle aimait a voulu la couler dans son moule à lui l’a étouffée depuis qu’ils se sont quittés elle n’a plus voulu vivre avec qui que ce soit juste son fils et ce petit fantôme qui la visite de temps en temps ce fantôme de bébé avorté qui à intervalles réguliers vient promener son ombre
_ le pistolet dans un chiffon que mon père cache au-dessus de l’armoire pendant les évènements la perquisition des gendarmes le regard de ma mère qui nous intime l’ordre de nous taire
_ le linge qui sèche au soleil sur les longs fils d’étendage au-dessus des maisons sur les terrasses blanches
_ mon frère qui mange une mouche il lui a arraché les ailes l’a mise dans un morceau de pâte à gâteau et a parié avec ses copains qu’il l’avalerait
les petites cages qu’il fabrique pour elles avec deux rondelles de bouchon de liège et des aiguilles qu’il pique à ma mère
la confection des pitchaks le regarder découper des rondelles de chambre à air les assembler avec un bout de ficelle s’en servir comme d’un ballon
_ un peu de la voix d’Om Kalsoum quand elle chante Enta Oumri un peu de celle d’Édith Piaf quand elle chante Je t’ai dans la peau
_ comment a-t’il pu poser les yeux sur moi saint Éphémère moi si insignifiante
_ l’homme qui m’a dépucelée moitié flic moitié voyou âgé de vingt ans de plus que moi qui m’a laissé en gage une chaîne en or avec une croix d’Agadès un bijou berbère des Touaregs du Sahara que j’ai toujours j’ai ses initiales sur une chevalière et son prénom quelque part encore en moi
_ je t’offre les douze heures d’accouchement la douleur l’épuisement l’impuissance face à ces poussez voyons poussez l’anesthésie le réveil la renaissance après cette sorte de mort les cicatrices le sang séché sur le visage de mon bébé les traces de forceps de ventouse et je ne sais quoi d’autre on aurait dit un boxeur après un combat est-ce que je ne voulais pas te laisser sortir ? j’avais tellement peur pour toi j’aurais voulu te garder dans mon ventre te protéger du monde autour ton père toi moi épuisés léchant nos plaies comme des animaux blessés
_ pourquoi pleures-tu petit crapaud ? le soleil ne brille-t-il pas ? la lumière sur le fleuve n’est-elle pas magnifique ?
_ je t’offre la méchanceté de cette femme qui déchirait mes feuilles de cahier sous prétexte qu’elles étaient remplies de taches d’encre elle n’aimait pas les gens venus d’Algérie j’avais huit ans et elle me détestait me faisait payer ce que la France avait infligé aux Algériens
le cauchemar des deux années en pension chez les bonnes soeurs c’est à elle que je le dois On dit merci maîtresse merci maîtresse
_ depuis qu’elle est toute petite elle dit qu’elle veut faire ça jouer la comédie
_ je t’offre un de ces nombreux mystères qui traversent parfois ma vie j’imagine un personnage et je découvre qu’il a vraiment existé au VIIème siècle Une reine juive berbère combattante
_ ma peur qu’il ne se réveille et me voit telle que je suis vraiment qu’il soit là qu’il ne soit pas là peur de moi peur de ma peur
peur de disparaître de me dissoudre
_ ce trop de vent aujourd’hui qui empêche les idées de se fixer souffle froid qui nous pousse à l’intérieur des maisons
_ la voix de ma mère qui raconte les jupons de mon arrière grand-mère qui cachait des bonbons que les petits-enfants devaient trouver
qui détaille en riant comment elle soignait les maux de ventre avec un grand foulard un chapelet de prières à la bouche ouh que empacho que tienes disait-elle
une arrière grand-mère guérisseuse qui dansait parfois debout sur la table
sa joie de vivre, sa propension à la fête si pauvres fussent-ils
_ ma mère, son rire de petite fille
Odeurs
Mon enfance mon adolescence sentent la chaleur du four l’odeur du pain des petits pains au lait au chocolat des bonbons vite enfouis dans la poche avant de partir pour l’école dans la nuit la neige le froid dans ce froid pays où nous fumes froidement accueillis
Odeur du froid de la neige les matins d’école
Odeur du pain dans la maison au petit matin
Odeur du café au lait du pain frais du beurre sur la tartine
Les mains de ma mère qui sentent l’anis le zeste d’orange la pomme
le nombre d’oranges qu’elle a râpées dans sa vie le nombre de pomme qu’elle a pelées coupées enfournées
La peau parfumée de ma maman
Odeur du tabac brun de mon père
Odeur du camphre dans le mouchoir que ma mère noue autour de mon cou pour la nuit et l’angine
celle de l’arnica quand on s’est fait mal
quand mémé Concha nous masse en dévidant son chapelet de prières
sainte odeur d’arnica
Odeurs d’oignon d’épices cumin coriandre Crépitement de l’huile dans la poêle
Parfum des femmes arabes sous leurs voiles Odeurs de transpiration de musc
Odeur des hommes forte animale
Les lèvres gercées de Marie-Antoinette qui sentent la farine
Odeur sucrée de marie-Antoinette aux lèvres gercées
Odeur de la mer le goût du sel du sable dans la bouche jeux de l’enfance sur le sable trop chaud des cloques de soleil dans le dos sur la peau trop claire pleine de taches de rousseur pecosa disait mon père et
chata ou chatica et il m’écrasait le nez
L’odeur de mémé avec laquelle je m’endors toutes les nuits de ses prières qu’elle égrène sans fin sur son chapelet
L’odeur d’ammoniaque de la bouche du curé au confessionnal de la pension des bonnes soeurs
Odeur de vieille fille des bonnes soeurs du couvent des Oiseaux
Mes odeurs à moi transpiration et sang des lunes
Les siennes ses aisselles son sexe
Odeur du doudou de mon bébé
L’odeur de gitane du chirurgien qui m’a accouchée au moment de l’anesthésie avant la césarienne
La boulangerie et ses saisons
Après Noël et son cortège de bûches et d’animaux en chocolat arrive la saison des bugnes. Ma mère les aligne une à une sur la grille pour les jeter ensuite dans la friture. Elle est toujours très attentive à ce qu’elle fait elle a de belles mains fines. Puis vient Pâques … Pâques et ses mounas, grosses brioches au zeste d’orange saupoudrées de cristaux de sucre. Chaque année à cette époque elle râpe infatigablement des kilos d’oranges au-dessus d’un saladier
sur la table en Formica jaune de la cuisine
On les enveloppe dans du papier blanc elles envahissent la salle à manger on a poussé tous les meubles on a mis de grands draps par terre et on les pose sur la tranche. Les pieds-noirs connaissent l’adresse ils viennent parfois de très loin ils en achètent par dizaines c’est la brioche consacrée Souvenir de cette vie d’avant
Et tout au long de l’année, les tartes aux pommes les sablés les madeleines le pain de mie à se damner ma mère les mains de ma mère dans la farine
ses roïcos ses croquets ses mantecaos qu’elle dispose délicatement sur la plaque du four
Les gâteaux de ma mère
On ne peut pas résister Tellement qu’on est gros avant même de commencer à grandir je mange pour faire plaisir à ma mère c’est sa façon de nous aimer : elle nous nourrit non elle nous gave Petite déjà je suis ronde j’ai honte sur la plage Je grandis je continue à vouloir lui faire plaisir je finis les plats et quand elle fait du couscous ou des gazpachos je mange à n’en plus pouvoir À en éclater c’est ma façon de lui prouver mon amour je me remplis d’elle de sa nourriture
Elle est morte maintenant mais devant sa photo dans un coin de ma bibliothèque j’ai gardé trois petits gâteaux faits par elle
Si on m’enterre je voudrais les emporter dans la tombe … pour la route
Et si on me crème, mes cendres auront peut-être une fine odeur de gâteau …
Les lèvres de Marie-Antoinette
Nous avions 7 ans toutes les deux. Elle avait de longs cheveux et une robe blanche. Nous passions notre temps dans la farinière. Qui ne sait ce qu’est une farinière ne peut imaginer les paysages qu’elle peut contenir. De hauts massifs montagneux, des gorges dangereuses, des petites grottes pleines de mystères qui offrent quelques instants de répit ou le temps de se préparer à fondre sur l’ennemi au moment opportun, crucial. La farinière est, de plus, un endroit chaud, car il se trouve tout près du four à pain. Il est, comme son nom l’indique, un endroit où est stockée la farine, et dont on sort, après y avoir vécu les aventures les plus invraisemblables, tout blanc. Marie-Antoinette et moi y avons passé le plus clair de nos 7 ans. Elle était la princesse, j’étais le chevalier. Elle était enlevée par un affreux sultan ou un horrible capitaine dépravé prêt à lui faire subir mille outrages (que pouvions-nous en savoir à nos âges … ?) j’étais le jeune prince qui venait la délivrer. Les scénarios étaient à chaque fois les mêmes, invariablement, dans leur début et leur fin.Ce que nous inventions comme aventure n’était destiné qu’à nous faire goûter la saveur ineffable du baiser de la fin échangé entre les deux héros. Nos corps de petite fille étroitement enlacés, nous collions nos bouches, lèvres rentrées, pour sceller le serment du mariage futur. Et, quelquefois, le trouble quand l’une de nous ne rentrait pas ses lèvres assez vite … Le trouble des lèvres invariablement gercées de Marie-Antoinette.
Je fais un pas en avant
Je me promène, les mots commencent à se former, ils n’ont pas le temps d’arriver à mes doigts
Je crois que je sais par quoi je vais commencer
Je suis devant l’écritoire… ah… le mécanisme de recul se met en route… un petit pas… Puis pleins de petits pas en arrière, louvoyants, pas droits, comme des yeux qui regarderaient par en dessous, quels mots étaient donc là, vivants, tout prêts à dévider leur fil
Ils se sont dissous, comme mes songes de ce matin
Allez hop, REFERMER LE CAHIER
Et c’est reparti pour un jour, voire trois, des années ça pourrait durer comme ça jusqu’à la fin de ma vie
Non ! cette fois, parler un peu de cette mémé Concha si mal connue avec laquelle j'ai dormi pourtant pendant près d'un an qui n'a jamais parlé français et dont je suppute que la vie n’a pas été facile avec ce mari irascible qu'elle n'a pas choisi, qui l'aurait forcée mais arrête le magnétophone ... il ne faut pas en parler, gazé en métropole en 14, qui lui arrache l’accroche-cœur un jour qu'elle s'est faite belle, lui barbouille le maquillage, en la molestant, parce qu’il n'aime pas les chichis et qu’il trouve que, comme ça, sa femme ressemble à une pute ( je ne me rappelle pas l'avoir vue habillée autrement qu'en blouse, vieillie avant l'âge), qui n’en finit pas de lui faire des enfants, tout ça pour la laisser toute seule avec, quand une gangrène l’emporte d’un coup à quarante ans (un jour, au milieu de la cuisine, il tombe) parce qu’il n’a pas voulu qu’on l’ampute du bras, parce qu’un homme avec un seul bras, c’est plus un homme. Il soignait une vache, c’est l’histoire que ma mère raconte, il lui passait du bleu de méthylène dans la gueule à cause de ses aphtes, et cette vache, même pas reconnaissante, lui donne un coup de corne dans le bras au moment il le ressort. Il ne se soigne pas tout de suite, ou alors on le soigne mais ça s’infecte, il pense que ça va passer, mais ça ne passe pas, et quand il va chez le docteur parce que ça fait trop mal et que ça commence à sentir, c’est trop tard, il faut amputer, et l’amputation, non, passe encore les gaz de la Grande Guerre qui lui arrachent les poumons chaque jour un peu plus, mais un bras en moins, non. Ne plus pouvoir travailler dans les champs, nourrir ses enfants, l’inactivité, l’ennui, l’humiliation, le bistrot, la violence, le malheur, pour tout le monde. Il voit le film se dérouler, il le connaît par cœur, il les as vus les revenus, les amputés de la guerre. Il préfère partir, les laisser, sa femme, ses filles. Ils n'ont eu que des filles, tous les garçons sont mort-nés.
Aujourd’hui dimanche 1er septembre, jour des larves. Eclosion subite, durant la nuit, de centaines de larves, petits vers blancs tortilleux, cachés sous les endroits les plus inattendus, sous le frigidaire, les pieds de chaise, le long de la baie vitrée, sous le mannequin de couturière de ma mère, s’enfuyant à l’approche de la balayette vers je ne sais quelle destination, vers où vont les petits vers blancs ?, disséminés un peu partout dans la grande pièce du bas jusque devant le cabinet de toilette. Mystère.
Allez hop ! Cette fois, REFERMER LE CAHIER c’est déjà l’heure du repas, de la nuit, de demain, et puis encore demain et dix ans après au même endroit, comme ça jusqu’à l’heure de la mort, c’est fou comme c’est passé vite … et je n’ai eu le temps de rien faire…
Odette est morte jeudi matin. Le mois de septembre décidément n’est pas le mois des mamans. Elle s’est éteinte et ses douleurs avec.
CONCHA
Elle est derrière la fenêtre, Concha.
Les yeux fixes, les mains noueuses posées sur le bras du fauteuil,
elle regarde la neige qui tombe.
Celle qui a blanchi ses cheveux,
effacé les rires et les soupirs.
Des milliers de petites bulles éclatent dans son cerveau
tout est blanc
comme les murs blancs de sa chambre
comme les draps blancs de l’hôpital.
Univers de neige, froid et blanc, feutré, glacé
Derrière la vitre, d’autres paysages,
des visages vaguement familiers
tout est si loin
Madre... Madre !
Qu’est-ce que tu fais ? Tu danses encore à ton âge ?! tu n’en as pas assez ?! Tu n’as pas honte ?!
Descends de là ! On va encore se moquer de moi …
Concha, Antonio, Anna et Rose-Marie dite Rosette, ma mère 1932